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Les réfugiés ukrainiens - perspectives individuelles sur la protection temporaire

Writer: Franck ConroyFranck Conroy

Dans ce second article, la protection temporaire sera abordée du point de vue du bénéficiaire et de la comparaison avec les autres statuts liés à l’obtention d’une protection internationale.


L’urgence et le volume des protections accordées en une seule fois ont occulté quelque peu le contenu individuel accompagnant l’octroi de la protection temporaire. Elle est, en principe conçue pour fournir des conditions d’accueil complètes mais précaires à un grand nombre de réfugiés fuyant une crise.


Il s’agit d’un dispositif exceptionnel et supplétif, destiné à ne pas mettre en échec les systèmes d’octroi de droit d’asile[1]. Cela suppose que les systèmes de droit d'asile européennes soient généralement en mesure d'accueillir des réfugiés selon les conditions fixées par la Convention de Genève de 1951, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés et les dispositions de droit européen réglementant la protection subsidiaire. Cependant, d’une part, certains systèmes d’asile paraissent sous-dimensionnés et sous-performants, comme le système polonais par exemple, qui, en 2020, n’a accueilli que 2 803 demandeurs, avec 3 557 demandeurs en attente et un taux de rejet de 84 % des demandes, et ne permettait de toute façon pas, structurellement, d’accueillir une grande venue de réfugiés[2]. D’autre part, les personnes fuyant l’Ukraine pourraient généralement bénéficier des dispositions plus stables tirées des autres formes de protection internationale, dont le statut de réfugié et la protection subsidiaire. A ce titre, la directive de 2001 comme le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) régissent la cohabitation du système de protection temporaire et du système de droit d’asile, qui ne s’efface dont pas totalement face à la protection temporaire, du moins, en droit. La protection temporaire leur offre néanmoins un statut pratique et rapide à obtenir qui a permis de stabiliser un grand nombre de réfugiés à la fois grâce à la coopération européenne dans un domaine qui est habituellement un foyer brûlant de frictions diplomatiques.



I) Package individuel pour la protection temporaire


La protection temporaire propose un contenu de droits pour les bénéficiaires définis dans la décision d’activation, en l’espèce, la décision du 4 mars 2022.


a. Bénéficiaires & non-bénéficiaires

i. Bénéficiaires


Une de ses qualités les plus remarquables, qui la distingue du droit commun de l’asile, est d’accorder une protection non en fonction de la nationalité et des craintes en cas de retour du pétitionnaire, souvent l’un des moyens juridiques les plus débattus en droit d’asile, mais sur le fondement de la résidence dans le territoire visé par l’activation de la mesure.


En l’espèce, le Conseil de l’Union européenne a activé la protection temporaire en faveur des personnes fuyant la guerre en Ukraine qui y résidaient au moment de l'invasion russe.


Tout d’abord, les ressortissants ukrainiens résidant habituellement en Ukraine, au 24 février 2022, sont éligibles au dispositif après avoir fui la guerre, sans distinction de leur région de provenance. La protection s’étend ensuite pleinement aux ressortissants d’autres pays bénéficiant d’une protection internationale en Ukraine, ou se trouvant en situation d‘apatridie.


L’aspect qui rend la disposition intrigante, et a agacé les politiques racistes en France et en Europe[3], est qu’elle concerne également les résidents en Ukraine ressortissants de pays tiers qui ne sont pas en mesure de revenir dans leur pays d’origine « dans des conditions sûres et durables ». Indirectement, on retombe sur une analyse du droit à une protection internationale au regard des craintes de persécution ou d’atteinte dans le pays d’origine du ressortissant, mais c’est la situation en Ukraine et l’ouverture du dispositif de protection temporaire qui octroie une protection internationale à un résident de l’Ukraine.


Enfin, l’éligibilité profite également aux membres de leur famille de façon plutôt élargie : enfants, parents dépendants, conjoints mariés et non mariés. La protection temporaire inclut avec subtilité la protection de la vie privée et familiale dans son « offre » de protection. La réunion des familles est un élément essentiel à l’effectivité d’une protection internationale, qui vise à garantir aux bénéficiaires la possibilité de reconstruire une vie dans un nouveau pays d’accueil[4]. Par ailleurs, l’extension du bénéfice de la protection temporaire aux membres de la famille d’un de ses bénéficiaires est une disposition plus généreuse qu’en certains cas ou pays mettant en œuvre la protection subsidiaire, qui ne reconnaissent pas le droit à l’unité de famille des personnes placées sous ce régime[5][6].



ii. Non-bénéficiaires


Qui n’est donc pas éligible ?


Dans la mesure où la résidence est le critère central du dispositif, les non-résidents en sont exclus. Concrètement, les Ukrainiens qui vivaient déjà dans des pays tiers au moment du déclenchement de la guerre ne peuvent pas bénéficier de la protection temporaire. Si cela n’est pas un problème par les résidents ukrainiens installés de manière stable et régulière dans leur pays de résident, les Ukrainiens en situation précaire, voire irrégulière, encourraient, en théorie, le risque de devoir retourner en Ukraine malgré la guerre, à défaut d’entrer dans les critères d’admission au bénéfice de la protection temporaire.


Un cas en particulier aurait dû permettre de compléter le dispositif de protection des résidents de l’Ukraine au moment du déclenchement du conflit, il s’agit, bien entendu, du droit d’asile commun.


L’OFPRA, sur sa page dédiée à la protection temporaire, souligne que le droit d’asile commun est ouvert aux réfugiés ukrainiens fuyant leur pays. La question du sort des demandeurs d’asile ukrainiens devant la CNDA est restée plusieurs mois sans résolution, dans la mesure où leurs affaires ont été gelé et retenue avant l’audiencement, au niveau du Service central d’enrôlement de la CNDA, en attendant qu’une règle jurisprudentielle puisse être appliquée uniformément.


Le 30 décembre 2022, la CNDA a publié un communiqué signalant quatre décisions qui ouvrent la possibilité à des requérants ukrainiens de se prévaloir du bénéfice de la protection subsidiaire fondée sur l’existence d’une situation de violence aveugle d’intensité exceptionnelle dans les oblasts de Kharkiv, Louhansk, Donetsk et Zaporijjia, tant qu’ils proviennent de ces régions[7]. Les oblasts Jytomyr, Poltava, Soumy, Tchenihiv, à partir de janvier 2023, puis les oblasts de Khmelnytskyï, Vinnytsia et Volhynie à partir de mars 2023 ont été jugés comme étant en situation de violence aveugle « simple » par la CNDA[8][9]. Les motifs conventionnels et les motifs relevant des articles L. 512-1 1° & 2° demeurent bien sûr invocables devant la CNDA.




Yul Brynner, dans Taras Bulba de J. Lee Thompson, 1962, d’après l’œuvre Taras Bulba de N. Gogol


M. BOULBA Taras, dont la provenance de l’oblast de Zaporijia n'est pas contestée, n’aurait sans doute pas pu bénéficier de la protection subsidiaire (L. 512-1 3°) parce qu’il n’est pas un civil et qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il a commis un ou des crimes de guerre et crimes contre l'humanité au sens de l’article L. 512-2, notamment l’exécution documentée de son fils André Boulba, en raison des opinions politiques qu’il lui a imputées et de la conversion de ce dernier au catholicisme.



b. Titre de séjour et droits individuels


Le bénéfice protection temporaire signifie que le bénéficiaire obtient des droits attachés à la qualité de réfugié, dont le droit le plus fondamental, dans le sens qu’il permet aux autres droits attachés aux protections internationales d’exister. Il s’agit du droit de bénéficier du principe de non-refoulement et donc d’obtenir un titre de séjour[10].


En France, le bénéfice du principe de non-refoulement se manifeste au sein de l’autorisation provisoire de séjour, qui dure six mois et qui est renouvelable en fonction de la prolongation du dispositif de la protection temporaire. C’est le droit d’accéder et de rester sur le territoire sans encourir l’expulsion.


En termes de procédure, la France a mis en place un guichet unique préfectoral où doivent se rendre les Ukrainiens souhaitant se voir reconnaître le droit à la protection temporaire. Il s’agit souvent du même guichet que celui ouvert aux réfugiés souhaitant se voir reconnaître le droit à une protection internationale, mais contrairement à ceux-ci, les demandeurs de la protection temporaire n’encourent aucune conséquence négative à ne pas déposer immédiatement leur demande.


Les Ukrainiens et résidents permanents d’Ukraine doivent également présenter les documents qui prouvent qu’ils remplissent les critères d’admissibilité à la protection temporaire[11].


Il s’agit d’une nouvelle différence avec la procédure d’asile, dans la mesure où, en principe, les conditions de départ, voire les conditions de vie générales, d’un pays peuvent avoir empêché un réfugié d’être parti avec ses documents d’identité. On peut penser que ce prérequis, relativement exigeant concernant une demande de protection internationale, est lié à la situation en Ukraine, qui bénéficiait d’un registre d’état-civil relativement fonctionnel comparé à d’autres pays ou d’autres catégories de réfugiés. Les Soudanais dits « non-arabes », par exemple, souffraient déjà, avant la guerre civile d’avril 2023, de restrictions matérielles d’accès à des documents d’identité et d’état-civil. Cette situation s’est accentuée avec la fuite précipité de centaines de milliers, voire de plus d’un million, de personnes hors de Khartoum tandis que certaines ambassades déchiraient des passeports qui leur étaient confié par des Soudanais cherchant à obtenir un visa[12][13].


Parmi les droits attachés à la possibilité de s’installer en France le droit à la réunification familiale même si leurs membres ne sont pas bénéficiaires de la protection temporaire et vivaient autre part qu’en Ukraine.


Le droit de travailler immédiatement après l’obtention du bénéfice de la protection temporaire est aussi inclus dans l’ensemble des droits, ce qui contraste avec le délai de six mois imposé aux demandeurs d’asile, par exemple, à qui sont pourtant remis des autorisations provisoires de séjour en la forme de l’attestation de demande d’asile[14].


Compte tenu de la précarité de la situation, le droit au travail est en effet essentiel et constitue néanmoins un point contentieux dans les pays qui ont été contraints d’accueillir le plus grand nombre de réfugiés ukrainiens, comme la Pologne. La mise en place des droits sociaux et économiques s’est ainsi révélée compliquée dans un pays qui n’avait jamais mis en place de véritables structures d’accueil de réfugiés auparavant et qui, au contraire, se présentait comme un opposant sévère à l’accueil de réfugiés en Europe[15].



c) L’accueil en France


En novembre 2022, la France avait accueilli 106 000 réfugiés ukrainiens depuis le déclenchement de la guerre, sur la base de la protection temporaire. L’accueil a été « budgétisé », c’est-à-dire que l’accueil des réfugiés ukrainiens avait été prévu dans la loi de finances pour 2023[16]. Pour des raisons géographiques et culturelles, la France est, per capita, le pays de l’Union européenne qui a reçu le moins de réfugiés ukrainiens[17]. Il n’y a pas une diaspora ukrainienne importante en nombre, dans le pays, qui aurait conduit des ressortissants ukrainiens à franchir l’Europe entière pour gagner Paris ou la région Centre Val-de-Marne.




Le dispositif d’accueil a néanmoins été reconnu comme étant efficace et accessible. La France, en quelques mois, a donc réussi à organiser un dispositif d’accueil de réfugiés, sans que le pays s’effondre ou doive se protéger d’un quelconque péril.


En particulier, l’hébergement mis en place pour les nouveaux arrivants a été rapidement organisé en quantité suffisante, de sorte qu’aucun obstacle à l’accès à l’hébergement n’a été relevé un an après le déclenchement du dispositif[18]. Le droit à l’éducation des enfants ukrainiens a également été garanti avec succès compte tenu de la situation[19].


La France peut donc s’enorgueillir de la main tendue et de l’humanité avec laquelle elle a su accueillir des réfugiés du conflit brutal et inique qui s’est abattu sur l’Ukraine du fait d’un tyran et de ses phalanges mercenaires.


Pourtant, une année auparavant, le président Emmanuel Macron avait annoncé qu’il fallait se protéger des flux migratoires irréguliers à la suite de la chute de Kaboul. Les vives réactions des acteurs de la protection internationale en France avaient provoqué des explications acrobatiques qui cherchaient à justifier les propos tout en assurant « la France fait et continuera de faire son devoir pour protéger celles et ceux qui sont les plus menacés »[20].


La question de l’accueil de réfugiés est une question de volonté politique. D’une année à l’autre, cent quinze mille réfugiés ont pu trouver un logement, et un titre de séjour et un semblant de normalité, alors que les victimes de la crise précédente dorment encore sous les ponts de la capitale, pourchassés par la police parce qu’ils osent se réunir et se reposer sous des tentes[21]. La France a régulièrement failli à ses obligations d’hébergement des demandeurs d’asile, laissant près de la moitié des demandeurs d’asile éligibles aux conditions matérielles d’accueil à la rue dans des conditions attentatoires à leurs droits fondamentaux. La politique raciste et cruelle, mise en place à l’égard des réfugiés, des Afghans, des Soudanais, des étrangers qui cherchent à vivre une vie digne d’un côté ou de l’autre de la Manche, est d’un cynisme brutal[22].


La main droite tendue aux Ukrainiens devrait rougir de ce que la main gauche fait aux autres réfugiés, alors que la France a démontré qu’elle était capable de s’éloigner de discours racistes et proposer des conditions de vie dignes aux personnes fuyant un pays en guerre.


L’auteur de ces lignes s’est réjoui sincèrement de l’accueil des réfugiés ukrainiens et du déclenchement du dispositif de la protection temporaire. Il s’agissait d’un impératif morale, juridique et heureusement, il a guidé la politique d’accueil européenne. Tous les réfugiés devraient pouvoir bénéficier de conditions d’accueil respectueuses des droits humains.




[10] UNHCR, Note sur le non-refoulement, n° EC/SCP/2, 23 août 1977 [11] AIDA ECRE, Temporary Protection – France, 5 mai 2023 [12] Waging Peace, Risk to individuals from Nuba Mountains in Sudan, mars 2018 [13] International Crisis Group, « Episode 15 : Khartoum is being destroyed. What Does that Mean for Sudan? », The Horn (season 4), crisisgroup.org, 27 avril 2023 [14] Service-Public.fr, « Accès au travail du demandeur d’asile », service-public.fr, 21 avril 2021 [15] Migration Policy Institute, « Living in Limbo: Displaced Ukrainians in Poland », migrationpolicy.org, 2 novembre 2022 [16] France Info, “Guerre en Ukraine : la France a accueilli 106 000 réfugiés ukrainiens depuis février 2022 », francetvinfo.fr, 14 novembre 2022 [17] Libération, « CheckNews – La France est le pays d’Europe qui a accueilli le moins de réfugiés ukrainiens par rapport à sa population », liberation.fr, 14 novembre 2022 [18] AIDA ECRE, Temporary Protection – France, 5 mai 2023 [19] Ibidem [20] Le Monde, « Accueil de réfugiés afghans : la discours d’Emmanuel Macron indigne la gauche ; la France n’a « pas du tout à rougir » selon l’Elysée », lemonde.fr, 17 août 2021. [21] WITTER L., La Battue – L’État, la police et les étrangers, ed. Seuil, février 2023 [22] ECRE, AIDA, Raport national : France 2021 – Résumé, 8 avril 2022

1 Comment


Anne Brunswic
Anne Brunswic
Dec 21, 2023

Val de Loire et pas Val de Marne. A part ça, 100% d'accord.

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Publié en 2023 et mis à jour par Me Franck Conroy.

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