Après avoir débroussaillé le concept dans les précédents articles, un court article pour parler factuellement de la liste des pays d’origine sûrs. Observons les pays actuellement invités à la fête :
- Albanie
- Arménie
- Bosnie-Herzégovine
- Cap-Vert
- Géorgie
- Inde
- Macédoine du Nord
- Maurice
- Moldavie
- Mongolie
- Monténégro
- Serbie
- Kosovo
Si, en principe, ces pays remplissent les critères de la définition d’un pays d’origine sûr discuté préalablement, la brièveté de la liste ne peut qu’étonner le candide.

Truman visite une agence de voyage factice, décorée d’annonces visant à l’effrayer et à décourager son départ, extrait de The Truman Show de Peter Weir
D’autres pays rempliraient sans aucun doute les critères d’un pays d’origine sûr, bien plus que l’Inde par exemple[1][2]. Ainsi en est-il de la Corée du Sud, qui est sans doute plus proche de la conception occidentale d’un pays d’origine sûr et d’un État de droit[3]. La Corée du Sud a néanmoins a fait l’objet d’une décision intéressante, distinguée par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) en 2017 qui a protégé un ressortissant coréen insoumis au service militaire national[4].
La liste, au regard du peu d’entrées, ne prétend évidemment pas constituer un répertoire complet des pays d’origine sûrs. L’une des critiques adressées aux listes de pays d’origine sûrs, par EuroMed Droits notamment, est la sélection de pays en fonction d’intérêts politiques des pays rédacteurs des listes. Parmi les arguments donnés par l’ONG dans un rapport de mai 2016, l’exemple de la liste bulgare des pays d’origine sûrs, qui recense l’Arménie et la Turquie parmi les pays sûrs par intérêt politique anti-migratoire, puis celui de la Commission européenne, qui discutait alors d’une liste commune de pays sûrs incluant la Turquie pour les mêmes raisons selon l’ONG, alors que la Turquie s’enfonce de plus en plus dans un autoritarisme violent[5].
Concernant la France en 2018, année précédant la rédaction de la forme initiale de la liste des pays d’origine sûrs actuelle, sur les vingt premiers pays de demandes d’asile, seuls s’y trouvent l’Albanie (1ère place), la Géorgie (2ème place), l’Arménie (17ème place) et le Sénégal (18ème place, qui a été retiré par la suite). Le Kosovo se trouve à la vingt-et-unième place.
En revanche, la CNDA n’a eu aucun recours de ressortissants du Cap-Vert en 2018, une unique entrée capverdienne en 2019, et seulement 191 recours de ressortissants indiens et 192 recours de ressortissants bosniens la même année[6].
Ainsi, la sélection des pays inscrits sur la liste des pays d’origine sûrs n’est pas entièrement corrélée au taux de demandes d’asile ou de recours, ni même nécessairement à l’évolution entre 2018 et 2019 du volume de recours. La critique peut demeurer valable à l’échelle des pays de l’Union européenne, dont la majorité désigne les pays des Balkans et les pays du Caucase comme étant des pays d’origines sûrs et plusieurs des Etats-membres qui entretiennent une liste des pays d’origine sûrs incluent, par exemple, le Sénégal ou l’Algérie sur leur listes[7].
La rédaction de cette liste semble donc dépendre surtout de l’application par le conseil d’administration de la définition européenne et française d’un pays d’origine sûrs.
A ce titre, la décision du conseil d’administration pourrait être guidé par la volonté de proposer une liste susceptible de former une base commune à une future liste des pays d’origine sûrs européenne. Par exemple, si les Capverdiens ne sont pas nombreux à venir en France, ils constituent un groupe important au Portugal[8].
En effet, à partir de l’automne 2016, les États-membres ont cherché à rédiger et adopter une liste commune des pays d’origine sûrs, sans succès jusqu’alors, d’autant que plusieurs pays n’avaient alors pas adopté une telle liste.
La liste elle-même n’est en rien corrélée à la « maîtrise de l’immigration » : l’Espagne n’a pas rédigé une telle liste et constitue le troisième pays de l’Union européenne en nombres de demandes d’asile mais le vingt-cinquième en termes de reconnaissance de protection internationale[9], tandis que l’Autriche a bien adopté une liste de pays d’origine sûrs et reçoit à peu près autant de demandes d’asile que l’Espagne, mais reconnaît trois fois plus de protections internationales[10][11]. La France, forte de sa propre liste, reçoit environ 50 % de demandes d’asile de plus que l’Espagne mais se révèle bien en-dessous de la moyenne européenne des reconnaissances de protection[12].

Truman essaie de s’échapper en bateau du dôme dans lequel sa vie s’est déroulée alors que l’équipe de réalisation a déclenché une tempête pour l’en empêcher, extrait de The Truman Show de Peter Weir
Or, l’un des points essentiels de la rédaction d’une liste des pays d’origine sûrs en Union européenne est la mise en œuvre de l’asile à la frontière comme solution aux déplacements intra-européens de réfugiés, en bloquant et retenant dans les pays de frontière de l’Union européenne puis en renvoyant les ressortissants des pays d’origine sûrs[13]. Ces migrants ou réfugiés sont souvent traités politiquement en tant que migrants économiques et désignés comme étant les cibles d’une politique migratoire inflexible à l’avenir[14].
Les objectifs de la rédaction d’une liste des pays d’origine sûrs, à l’échelle de l’Union européenne, ne se limitent donc pas au déclenchement de la procédure accélérée, mais se rejoignent sur l’hypothèse selon laquelle un nombre excessif de migrants cherchent à abuser des systèmes juridiques de protection internationale mis en place par l’Union européenne et les États-membres.
Les politiques de ce genre n’ont néanmoins aucun impact sur le volume ou le flux migratoire, comme l’a démontré François Héran, ancien directeur de recherche de l’Institut national d’études démographiques (INED), puis chef de la division des enquêtes et études démographiques de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)[15].
Cependant, la tentation d’entreprendre des statistiques de migrants n’est pas neuve, elle a dernièrement infiltré le projet de loi asile et immigration. Elle a, en effet, pris la forme d’une volonté d’assujettir le droit de travailler d’un demandeur d’asile à sa nationalité, au regard d’un seuil de probabilité de se voir reconnaître une protection internationale. Le seuil serait ainsi fixé par décret par l’exécutif :
« Art. L. 554-1-1. – I. – Par dérogation à l’article L. 554-1, l’accès au marché du travail peut être autorisé, dès l’introduction de la demande, dans les conditions prévues à l’article L. 554-3, au demandeur d’asile originaire d’un pays pour lequel le taux de protection internationale accordée en France est supérieur à un seuil fixé par décret et figurant sur une liste fixée annuellement par l’autorité administrative. »[16]
Cette idée heurte par son caractère simpliste, frivole au regard de la séparation des pouvoirs et du respect de la légalité. Au demeurant, elle est peu cohérente au regard des notions manipulées.
Concernant la question de la séparation des pouvoirs et du respect de la légalité, si l’autorité administrative est en charge d’une partie de la procédure d’asile, une part importante dépend de l’autorité judiciaire. L’examen d’une demande d’asile et à plus forte raison, d’un recours, conduit nécessairement à une appréciation au cas par cas. Par ailleurs, une telle politique de prédiction du résultat d’une procédure individuelle d’asile en fonction de statistiques globales, Minority Report version Wish, choque par son empiètement vulgaire sur la nécessaire réflexion entourant une demande d’asile et des particularités qui peuvent en ressortir.
De même, les notions manipulées semblent mal maîtrisées pour un projet de loi annonçant l’objectif de contrôler la migration. A l’opposé des ambitions du dernier gouvernement à entreprendre des réformes du droit des étrangers, les données les plus conservatrices soulignent le peu d’effet volumétrique de ces réformes depuis le début des années 2000[17]. Elles ne contribuent qu’à nuire aux conditions de vie et de survie des migrants arrivant en France et en Europe.
Vous êtes familiers des morts de la Méditerranée, de la Manche.
Je vous invite à imaginer la terreur d’être coincé dans une embarcation en perdition, une soute sans air d’un camion de marchandise avec votre nourrisson, votre ami•e qui s’asphyxie à vos côtés, tout ça parce qu’il vous est interdit de mettre pied sur la terre ferme sans risquer d’être renvoyé vers la mort à crédit. Imaginez ce supplice multiplié par milliers.
En effet, le corolaire d’une autorisation de travailler pour les personnes bénéficiant d’un seuil favorable est l’interdiction de travailler pour les ressortissants de pays souffrant d’une statistique faible. Rappelons que moins de la moitié des Afghans en recours devant la CNDA bénéficient d’une protection internationale au terme de leur procédure. Les Afghans dorment sous des ponts à La Chapelle, à Paris car il a fallu se protéger des flux irréguliers.

Ed Harris et l’équipe de réalisation du Truman Show surveillent la fuite de Truman à travers une tempête qu’ils ont créée, extrait de The Truman Show de Peter Weir
Dès lors, la liste des pays d’origine sûrs n’est pas un concept utile qui clarifie ou accélère le droit d’asile, mais une notion juridique qui confond les domaines. Elle superpose le contrôle des frontières face aux exilés à la reconnaissance de la protection internationale. Il s’agit d’un brouillage des règles juridiques, révélé dans les différentes conséquences de l’inscription, en apparence anodine d’un pays sur la liste des pays d’origine sûrs : à l’échelle individuelle, une liste à vocation douanière déclenche une procédure inconfortable et inutile pour tous les acteurs de l’asile, autorités comme pétitionnaires. Elle porte, par ailleurs, des conséquences dommageables qui dépassent ses effets juridiques, non seulement du point de vue normatif, mais également du point de vue de son aspect prédictif, qui établit un précédent pour d’autres normes qui chercheront à paramétrer la reconnaissance d’une protection internationale.
Orthogonale, la réforme est promue régulièrement par les États-membres et la Commission européenne. Malgré l’abandon du projet de liste en 2020 par la Commission européenne[18], la présidente de l’institution, Ursula Von Leyen, a annoncé le renouveau des négociations entre États-membres[19].
Ces aller-retours tournent autour d’un concept qui constitue l’équivalent juridique de presser tous les boutons d’une machine à la fois, appuyant sur le droit d’asile alors qu’il est destiné au contrôle des frontières. Il s’agit d’une efficacité d’autant plus illusoire qu’interagissent autant d’interprétations que d’acteurs et de parties à la rédaction et à l’application de la notion de « pays d’origine sûr ». Ces hésitations ne sont pas sans rappeler le dernier projet de loi asile et immigration du gouvernement Macron-Borne II, dont le contenu est en constante fluctuation autour de notions faussement novatrices et généralement mal articulées avec le réalité et le contexte juridique en vigueur. L’utilité de la liste des pays d’origine sûrs se défait devant la multiplication des intentions qui la fondent.

Scène finale, Truman s’échappe extrait de The Truman Show de Peter Weir
[1] Human Rights Watch, « India: Government Policies, Actions Target Minorities », hrw.org, 19 février 2021 [2] Council on Foreign Relations, « India’s Muslims: An Increasingly Marginalized Population », cfr.org, 14 juillet 2022 [3] Human Rights Watch, « South Korea », World Report 2023, hrw.org, 2023 [4] CNDA 5 octobre 2017 M. J., n° 17020701 C [5] EuroMed Droits, AEDH, FIDH, Pays « sûrs » : un déni du droit d’asile, mai 2016 [6] CNDA Rapport annuel 2019, 2020 [7] EUAA, Situation Update on Safe Country of Origin List, 9 juin 2021, p. 3 [8] Bureau des étrangers et des frontières du Portugal, Relatório de Imigração , Fronteiras e Asilo 2021 [9] Commission espagnole d’aide au réfugié, « España tercer país con más solicitudes de asilo y tercero con menor reconocimiento de la UE », cear.es, 13 avril 2023 [10] Ibid. [11] EUAA, Situation Update on Safe Country of Origin List, 9 juin 2021, p. 3 [12] Commission espagnole d’aide au réfugié, « España tercer país con más solicitudes de asilo y tercero con menor reconocimiento de la UE », cear.es, 13 avril 2023 [13] Info Migrants, « EU migration ministers reach consensus over returning irregular migrants », informigrants.net, 27 janvier 2023 [14] Info Migrants, « EU to tighten borders and stuff migration loopholes », infomigrants.net, 27 janvier 2023 [15] HÉRAN F., Avec l'immigration - mesurer, débattre, agir, ed. La Découverte, 2017 [16] Sénat, Projet de loi (procédure accélérée) pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, n° 434 rect., texte de la commission, 15 mars 2023 [17] HÉRAN F., Avec l'immigration - mesurer, débattre, agir, ed. La Découverte, 2017 [18] Parlement européen, « European list of safe countries of origine », Legislative Train Schedule, 20 juilet 2023 [19] France 24, « EU dangles visa threat over nations refusing to take back migrants », france24.com, 26 janvier 2023
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