10 000 migrants à Lampedusa, 4 000 personnes de plus que la population de l’île, vous avez sans doute été « submergé » d’information concernant l’arrivée de 7 000 naufragés, puis 3 000, sur la première île italienne en partant de la Libye, poussés à la mer par la météo clémente[1].

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a promis de n’en accueillir aucun, et que la France aiderait même « nos amis italiens » à expulser les personnes dans leurs pays. Nos amis italiens ont par ailleurs proposé des tarifs de passeurs aux naufragés de Lampedusa, en rançonnant leur liberté à hauteur de 5 000 euros par tête[2]. Le ministre a proposé la distinction habituelle entre « les migrants et les personnes qui sont des réfugiés politiques », ces dernières n’étant pas visées par les expulsions à venir[3].
Cette distinction qui semble protéger les réfugiés de la confusion avec les migrants, et par elle-même attentatoire et artificielle, comme l’a démontré Karen Akoka dans son excellent ouvrage L’asile et l’exil. Pour commencer, les États reconnaissent la qualité de réfugié, ils ne l’octroient pas car, en droit et en théorie, la qualité de réfugié a toujours existé. Il faut néanmoins que les autorités le « découvrent » et le déclarent, en reconnaissant le statut de réfugié. En bref, il est impossible d’effectuer un tri des réfugiés et des « migrants » au débarquement d’un bateau, ceux-ci n’arborant pas des gilets de sauvetage spéciaux qui indiqueraient leur appartenance à la catégorie « réfugié ». Ce sera un article pour une autre fois[4].
L’île de Lampedusa ne dispose pas d’infrastructures capables d’accueillir des réfugiés : les centres d’accueil n’ont été bâtis que pour héberger 400 personnes. Il ne s’agit donc pas d’une malédiction qui frappe Lampedusa, mais d’une insuffisance organisée de l’accueil des réfugiés par l’Italie.
En comparaison, la ville de Guingamp, où vivent 6 900 âmes, peut accueillir tous les weekends près de 20 000 personnes dans le Stade du Roudourou. L’organisation de l’accueil régulier de personnes en transit est donc possible, même si, à l’instar des supporters de foot, elles sont indésirables aux yeux des autorités.
Si vous aimez les chiffres et mélanger les torchons et les serviettes, la suite de cet article est pour vous.

Emmanuel Macron : « [il faut] réduire significativement l’immigration, à commencer par l’immigration illégale »
Les réfugiés, les demandeurs d’asile, les migrants
La différence juridique et la différence de fond feront l’objet d’un article plus poussé (un jour). En attendant quelques chiffres, inspirés et présentés plus en détail par François Héran dans ses excellents ouvrages sur l’immigration[5][6]. François Héran est un grand chercheur français, professeur au Collège de France. Il a été chef de la division des enquêtes et études démographiques à l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), puis directeur de Institut national des études démographiques (INED). La statistique, c’est lui.

François « The Man » Héran
Combien de migrants en France ?
Pour l’INSEE, la catégorie « immigrés » comprend les étrangers en France et les Français naturalisés. Il s’agit de la catégorie démographique la plus large pour désigner les étrangers en France.
En tout, il s’agit de 7 millions de personnes, soit 11 à 12% de la population française totale. Comme le rappelle François Héran, un million de personnes sur une population de 67 millions de personnes ne représentent qu’un petit 1,5 % du total.
Combien d’immigrés supplémentaires par an ?
Il n’y a que 200 000 immigrés de plus par an, selon le solde migratoire des immigrés qui ne comprend pas les décès d’immigrés, simplement les entrées moins les sorties[7]. Les agitateurs les plus célèbres n’ont pas manqué de comparer ce chiffre à celui de la population de certains villes en France, je vous propose de le mettre en perspective avec l’affluence de spectateurs pour la première journée de Ligue 1 saison 2023/2024.
Prenez un moment pour vous demander combien de personnes ont assisté aux matchs des dix-huit équipes du championnat, puis combien de personnes vous connaissez qui ont assisté à l’un de ces matchs au stade.

Pour la première journée de Ligue 1 de la saison 2023/2024, 264 000 personnes se sont déplacées dans les différents stades du pays, en un jour[8]. C’est 64 000 personnes de plus que le nombre de nouveaux immigrés en France par an.
Maintenant, combien de spectateurs de la première journée de Ligue 1 connaissez-vous ? Sommes-nous submergés de spectateurs du Nantes – Toulouse qui a eu lieu le dimanche 13 août 2023 à 15h ?
Combien de demandeurs d’asile et combien de réfugiés ?
Tout d’abord, quelques points d’éclaircissements : le dépôt d’une demande d’asile n’équivaut pas à une entrée sur le territoire. Ce sont deux choses différentes : d’un côté, l’introduction d’une procédure administrative par une personne qui est déjà entrée sur le territoire, de l’autre, le passage de la frontière de personnes qui ne déposent pas toutes une demande d’asile.
En France, en 2022 et en total, il y a eu 156 103 demandes d’asile[9]. Ce chiffre comprend :
- Les premières demandes (100 155, demandes en procédure normale ou accélérée)
- Les demandes renouvelées (19 057 demandes de réexamen, réouvertures en guichet unique de demande d’asile)
- 30 981 premières demandes placées en procédure fondée sur le règlement « Dublin »
Prenons ensuite plusieurs comparaisons pour comprendre ce nombre.
En Union européenne, en 2022, 962 160 demandes d’asile ont été déposées, dont 881 220 en première demande
L’Allemagne a enregistré 217 735 primo-demandeurs, un quart de la demande européenne totale. La France a enregistré le deuxième total d’Europe, suivi de l’Espagne (116 135 primo-demandes), de l’Autriche (106 380) et de l’Italie (77 200)[10].
La France reçoit donc des demandes d’asile en concordance avec son Produit intérieur brut (PIB) en Union européenne[11]. Elle n’est pas championne du monde de l’accueil, ni même d’Europe.
Dans le monde, en 2022, il y avait plus de 108 millions de personnes déplacées de force, dont presque 46 millions déplacées à l’extérieur des frontières. L’Union européenne, dans son entièreté, en accueille un petit pourcentage.
La Turquie accueille 3,6 millions de réfugiés et demandeurs d’asile à elle seule, suivi de l’Iran, avec 3,4 millions de personne, de la Colombie avec 2,5 millions de réfugiés, puis seulement de l’Allemagne avec 1,7 millions de réfugiés. La France, au total, en accueille moins de 700 000 selon les chiffres du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR).
La France, par ailleurs, a un très faible taux final de protection internationale accordée aux demandeurs d’asile : seulement 27 % des demandes d’asile prospèrent. La France se situe entre la Croatie et l’Italie, en-dessous de la moyenne européenne de 38,5 %, bien loin de l’Allemagne (50 % de taux de protection) ou de la Belgique (45,5 %)[12].

Commission espagnole d’aide au réfugié, « España tercer país con más solicitudes de asilo y tercero con menor reconocimiento de la UE », cear.es, 13 avril 2023
Cela se reflète sur la protection des personnes déplacées de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan ou d’Ukraine. Concernant les trois premiers pays, la France n’a pris en charge que 106 000 demandes sur les 2,33 millions déposées en Union européenne entre 2014 et 2020 (4,5% du total des demandes)[13].
Il n’y a pas d’appel d’air, il n’y a pas davantage d’effondrements civilisationnels. Il n’y a que des entrepreneurs fascisants qui se servent des « vérités alternatives » et du commerce obscène et éculé de la peur.
La France est-elle le Pérou ?
L’accusation faite aux réfugiés d’être des profiteurs est d’autant plus obscène que l’allocation individuelle pour un demandeur d’asile s’établit à 6,80 euros par jour, soit 210,80 euros les mois fastes de trente-et-un jours pour se nourrir et pour vivre. Certes, pas pour se loger lorsqu’une solution d’hébergement a été trouvée pour le demandeur d’asile.
Elle s’élève à 14,20 euros pour le demandeur d’asile qui n’a pas pu être hébergé malgré l’acceptation de l’offre de prise en charge. Cette offre de prise en charge comporte l’obligation d’accepter d’être envoyé dans les confins du pays, loin, peut-être de ses connaissances, de sa communauté, et certainement de Paris en période de Jeux olympiques[14][15].
DAPAAH Michael / Big Shaq, Mans not hot, 2017
Pour une famille de quatre personnes, le montant journalier simple s’élève à 17 euros par jour, soit 510 euros par mois pour une famille, 4,25 euros par personne par jour.
A ce titre, il s’agit de la seule allocation à laquelle les demandeurs d’asile ont droit. Les conditions matérielles d’accueil comprennent toutefois le droit à la santé et notamment à l’assurance maladie. En revanche, elle n’est ouverte qu’après trois mois de présence en France. Ce délai de carence a été mis en place par le décret n° 2019-1531 du 30 décembre 2019 relatif à la condition de résidence applicable aux demandeurs d’asile pour la prise en charge de leurs frais de santé. Le gouvernement l’a justifié comme étant le délai de carence commun aux étrangers et aux Français s’inscrivant pour la première fois à l’assurance maladie[16].
N'oublions pas que le droit des étrangers et le droit d’asile est perclus de délais dérogatoires au droit administratif commun, en matière de délais de recours ou même de l’absence d’appel (en droit d’asile). Au demeurant, parmi les réfugiés se trouvent très souvent des personnes vulnérables et qui requièrent non seulement des soins d’urgence, mais également un accompagnement de fond, souvent insuffisamment avancé lorsque les temps de l’entretien ou de l’audience arrivent.
Mon expérience personnelle relate plutôt la difficulté d’accéder à des soins pour constater de manière complète et accompagner les victimes de violences de genre, de tortures ou de traumatismes psychologiques. Il s’agit d’un problème sérieux et récurrent. Plutôt que de s’interroger sur la capacité d’intégration de cuisiniers srilankais ou d’informaticiens afghans, il faudrait plutôt se pencher sur la problématique de santé publique de survivants de la guerre qu’on laisse à la rue et en situation irrégulière.

KOTCHEFF T, Rambo : First Blood, 1982
D’autant que les délais en droit d’asile sont éminemment courts. Passons rapidement sur les délais les plus courants : vous avez trois semaines pour déposer votre dossier de demande d’asile une fois que vous avez fait connaître votre intention de demander l’asile et que la préfecture vous a délivré le document pour le faire.
Si l’OFPRA rejette votre demande, vous avez quinze jours pour demander l’aide juridictionnelle, puis un mois pour rédiger votre recours (certes suspendu à la réponse du bureau d’aide juridictionnelle).
Les morts sur la route, les morts en mer
Le grand impensé ce sont les morts en Méditerranée. De catastrophe en catastrophe, depuis 2014, l’Organisation internationale des migrations (OIM) a enregistré 25 350 morts en Méditerranée.
D’abord, prenez une minute pour réaliser les limites de ce chiffre : il ne s’agit que des morts en Mer Méditerranée et donc pas en Libye, pas au départ du Sénégal, pas entre l’Afghanistan et la Turquie et uniquement les morts enregistrés.
Que doit-on y lire ? François Héran propose, en un paragraphe limpide, les différentes pistes et déductions à tirer de ce chiffre :
« Allons plus loin encore. Comment interpréter le chiffre de 25 350 morts enregistrés en Méditerranée depuis 2014 par l’OIM, l’Organisation internationale des migrations : échec flagrant de la politique migratoire de l’UE ou bien effet indésiré et néanmoins « assumé » d’une volonté de l’Europe de se protéger à tout prix des migrants, quitte à pratiquer une « politique du laisser mourir », comme l’affirment les chercheurs les plus critiques s’inspirant de Michel Foucault ? […] »[17].
En somme, l’incurie des États européens et les fanfaronnades de gouvernements successifs promettant d’être plus intransigeants que les précédents face aux flux migratoires irréguliers ont pour conséquence les morts en Méditerranée. Comme le dit le slogan et comme l'a dit le pape, les frontières tuent.
Mais qu'en pense Gérald ?

Gérald Darmanin : « L’essentiel des gens qui sont aujourd’hui à Lampedusa, l’essentiel de ces personnes, pas 100%, mais l’essentiel sont camerounaises, sont sénégalaises, sont ivoiriennes, sont gambiennes sont tunisiennes. Elles sont donc de nationalité de pays où il n’y a pas de dictature, où il n’y a pas de persécution ni politique ni religieuse, et donc il n’y aura pas l’asile en Europe ».
Évidemment, ce qu’affirme Gérald Darmanin est faux, tout simplement : en Gambie, près de 70 % des femmes ont été excisées, avec de grandes variations régionales, certaines régions plus rurales pouvant avoir des taux montant à 95 %, comme en Côte d’Ivoire. Par ailleurs, la CNDA protège régulièrement des opposants politiques ivoiriens en raison des persécutions encourues du fait des autorités non-dictatoriales ivoiriennes. Elle a également reconnu le statut de réfugié à un homme gay tunisien en raison des persécutions commises contre les personnes homosexuelles. Il y a carrément une guerre civile au Cameroun, même si personne n’en parle.
Il y a, par ailleurs, des Burkinabés, des Guinéens, des Maliens, des Syriens qui sont arrivés récemment à Lampedusa.
C’est un luxe de se permettre de raconter n’importe quoi au prix des risques que prennent les gens pour traverser la Libye et la Méditerranée[18]. L’énergie déployée par le ministre pour allumer les feux des fake news n’est rien en comparaison du travail consenti par des personnes sérieuses pour les éteindre.
Gratte-papier somptuaire ou Polonais patibulaire ?
En parlant de luxe, parlons de Frontex l’agence européenne en charge des frontières de l’Union qui a son siège à Varsovie. Forte d’un budget de 754 millions d’euros en 2022, en augmentation constante depuis 2015, exponentielle depuis 2020, il s’agit de l’agence de l’Union européenne la mieux dotée[19].
Mes deux questions préférées:
Qu'est-ce que j'vais faire de tous ces deniers?
Si j'te fends le crâne en deux, quel œil va s'fermer le premier?
Elle a été prise, à des multiples occasions, en train de cautionner les manœuvres de la marine grecque, de la marine des groupes armés libyens financés par l’Union européenne qui renvoient en Turquie ou en Libye les embarcations de fortune des réfugiés.
Vous n’oublierez pas le naufrage de juin 2023, où 79 morts ont été confirmés, et près de 700 personnes ont disparu à la suite d’un « remorquage » par la marine grecque, dont on soupçonne qu’elle refoulait le bateau hors des eaux territoriales.
Frontex, dès 2020, a arrêté de patrouiller la mer Égée pour ne pas être témoin de refoulement de navires de réfugiés. On aimerait que ce soit une exagération, mais c’est mot pour mot ce que cite le rapport de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) sur l’activité de Frontex en 2020, du 30 avril 2021.
Frontex n’a pas le monopole des atteintes aux droits humains. J’hésite même à le signaler tellement l’information est crue, mais il existe des lieux de détention secrets aménagés dans des conteneurs par l’Italie et réservés aux migrants avant même qu’il puisse entamer une demande d’asile ou de régularisation, conçus pour les refouler en Grèce. Frontex consent à ces techniques de détention arbitraire. Les autorités maltaises ignorent les appels à l’aide de milliers de naufragés au cours de l’année, 7 000 en 2022. Lorsque des appels de détresse proviennent de navires en perdition et que les autorités en charge de sauvetage les ignorent, c’est qu’il s’agit, sciemment, de les laisser mourir en mer.
Les personnes, ministres, présidents et votre oncle aux fêtes de famille qui vous expliquent qu’on est, en fait, un pays des droits de l’homme, qu’on accueille bien et depuis toujours les migrants, les réfugiés et qu’on est bien assez généreux comme ça se complaisent dans la fange de contrevérités confortables.
Ne cédez donc pas à la panique des chiffres lancés à travers les ondes, et pensez au fait qu’il y a eu plus de monde dans le stade Robert-Diochon du Petit-Quevilly pour le Rouen-Angers du seizième de finale de Coupe de France le 19 janvier 2020 qu’il n’y a d’exilés qui viennent de débarquer à Lampedusa.

[1] France Info, « Lampedusa : que se passe-t-il sur cette île italienne, confrontée à un afflux de 10 000 migrants ces derniers jours ? », francetvinfo.fr, 15 septembre 2023 [2] France Info, « Migrants : l’Italie exige 5 000 euros des personnes déboutées du droit d’asile pour éiter la rétention », francetvinfo.fr, 22 septembre 2023 [3] France Info, « « La France n’accueillera pas de migrants présents à Lampedusa » annonce Gérald Darmnin », francetvinfo.fr, 19 septembre 2023 [4] AKOKA K., L’asile et l’exil, ed. La Découverte, 2020 [5] HÉRAN F., Avec l’immigration – Mesurer, débattre, agir, ed. La Découverte, mars 2017 [6] HÉRAN F., Immigration : le grand déni, ed. Seuil, coll. La République des idées, mars 2023 [7] Ibidem [8] Deux-Zéro, « Affluences de la saison par journée – 1ère journée », deux-zero.com [9] Forum Réfugiés, L’asile en France et en Europe – État des lieux 2023, 23e édition, juin 2023 [10] Ibid. [11] Forum Réfugiés, L’asile en France et en Europe – État des lieux 2023, 23e édition, juin 2023 [12] Commission espagnole d’aide au réfugié, « España tercer país con más solicitudes de asilo y tercero con menor reconocimiento de la UE », cear.es, 13 avril 2023 [13] HÉRAN F., Immigration : le grand déni, ed. Seuil, coll. La République des idées, mars 2023 [14] Huffington Post, « JO 2024 : des migrants et des sans-abri expulsés d’Ile-de-France ? », huffingtonpost.com, 24 mai 2023 [15] Ici par France Bleu et France 3, « Jeux Olympiques 2023 : des demandeurs d’asile d’Ile-de-France réorientés vers l’Alsace », francebleu.fr, 27 avril 2023 [16] Assemblée nationale, « 15ème législature – Question n° 28726 de Mme Cécile Muschotti », questions.assemblee-nationale.fr, Journal Officiel de la République française, Q. p. 2930, R. p. 3057 21 avril 2020 [17] HÉRAN F., Immigration : le grand déni, ed. Seuil, coll. La République des idées, mars 2023 [18] Libération, Checknews, « Lampedusa : les contrevérités de Gérald Darmanin sur le profil des migrants et leur droit d’asile », liberation.fr, 22 septembre 2023 [19] Frontex, Budget 2022, 1er janvier 2022
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