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Khartoum, Genève, Fontenay-Sous-Bois, Montreuil – les Soudanais et le statut de réfugié

Writer: Franck ConroyFranck Conroy

Dans cette série d’articles traitant du Soudan, nous nous sommes intéressés aux Soudanais dans les chiffres de l’asile, puis aux guerres passées du Soudan.

 

Cet article traite, quant à lui, des raisons pour lesquels les Soudanais peuvent se voir reconnaître le statut de réfugié.

 

Une petite introduction s’impose : ne parlait-on pas de réfugiés dans les précédents articles ?

 

Oui et non.

 

D’un part, c’était le cas. On parlait à raison de réfugiés dans la mesure où la définition donnée par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) est imbue d’un caractère déclaratoire. Cela signifie qu’une personne qui fuit une situation où elle encourt un préjudice grave dans son pays d’origine doit bénéficier du traitement et des droits réservés à tout réfugié, même si son statut n’est pas formellement établi. Jusqu’à la détermination de son droit à bénéficier d’une forme de protection internationale, c’est-à-dire de la protection d’un État qui n’est pas le sien, une personne fuyant son pays dans un contexte de crise ou de risque de subir une atteinte grave est un•e réfugié•e.

 

D’autre part, on parlait plus précisément de l’application de la protection subsidiaire. Il s’agit de l’ensemble des dispositions du droit de l’Union européenne qui complètent la définition du statut de réfugié tirée de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés.

 

Celle-ci stipule, en effet, que le terme « réfugié » s’applique à toute personne « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays […] ». C’est ce qu’on appelle communément le statut de réfugié.

 

Vous remarquerez que cette définition n’inclut cependant pas, dans le statut de réfugié, quelqu’un qui fuirait une mafia dans son pays d’origine ou les bombes d’une guerre civile sans être particulièrement ciblée en raison de l’un des critères ci-dessus.

 

C’est le principe de la protection subsidiaire, fondée sur la directive Qualification de 2004 et sa refonte en 2011. Leurs dispositions ont été transposées dans le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). La protection subsidiaire, souvent abrégée par l’acronyme « PS » entre les mains des praticiens s’applique aux personnes qui ne peuvent pas se prévaloir du statut de réfugié.

 

L’article L. 512-1 du CESEDA énumère les trois cas concernés par la PS. La PS1 bénéficie aux personnes craignant la peine de mort ou leur exécution. La PS2 bénéficie aux personnes craignant la torture ou des traitements inhumains ou dégradants. La PS3, à laquelle nous faisions référence dans les précédents articles, bénéficie aux civils fuyant une situation de conflit armé au sein de laquelle ils encourent une menace grave et individuelle à leur vie ou à leur personne.

 

En France, les personnes bénéficiant de la protection subsidiaire ne sont donc pas appelées « réfugiés » mais, si vous me pardonnez la répétition, « bénéficiaire de la protection subsidiaire ».

 

La guerre au Soudan engendre ainsi des réfugiés, qui pourront éventuellement bénéficier de la protection subsidiaire en France.

 

Il est néanmoins possible d’être soudanais et de se voir reconnaître le statut de réfugié. Plusieurs motifs de persécution ont émergés, même avant la guerre qui a commencé le 15 avril 2023, comme étant susceptible d’entraîner la reconnaissance du statut de réfugié pour les Soudanais ayant fui le pays.

 

Le présent article constitue une petite revue des motifs les plus fréquents de protection au titre de la Convention de Genève de 1951.

 


  

LES RÉFUGIÉS DU SOUDAN


L’accès au statut de refugié

 

Le rapport centre-périphérie, la géographie des crises au Soudan se répercute, bien évidemment, sur la nature des demandes d’asile et notamment des motifs conventionnels de protection des réfugiés.

 

Pour rappel, lorsque nous parlons de motifs conventionnels, il s’agit des motifs de persécution qui doivent conduire à la reconnaissance du statut de réfugié, tels que stipulés au sein de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés.

 

L’attitude extrêmement, presque étonnamment brutale, des autorités soudanaises à l’encontre de ses propres ressortissants a donné lieu à une jurisprudence claire et constante sur certaines problématiques qui ont permis à des requérants soudanais d’accéder au statut de réfugié, au-delà de la protection subsidiaire accordée aux personnes fuyant la guerre.

 

La brutalité des autorités soudanaises forme un contraste spectaculaire avec les peccadilles qui la provoquent, à tel point que le caractère dérisoire de leurs motifs a même interrogé les praticiens du droit de l’asile sur le danger que pouvaient courir les demandeurs d’asile infructueux.

 

 

Les persécutions à caractère ethnique

 

La politique génocidaire des autorités soudanaises au Darfour ne s’est pas traduite uniquement par une violence indiscriminée à l’égard des civils dans les zones de guerre.

 

Les rapports internationaux au sujet des agissements des forces armées soudanaises et de leurs auxiliaires ont témoigné, à chacune de leurs parutions depuis de nombreuses années, d’arrestations arbitraires, de disparitions forcées, d’actes de torture et d’exécutions extrajudiciaires.

 

La jurisprudence de la CNDA a régulièrement reconnu la persécution de membres d’ethnies non-arabes, au Darfour ou dans le Kordofan par les forces armées et les services de renseignement soudanais au service de la politique raciste d’arabisation du pays[1]. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’Homme a, dès 2015, sanctionné la France dans une décision du 15 janvier 2015 A.A. c. France (aff. n° 18039/11) & A.F c. France (aff. n° 80086/13) pour la violation de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits

 

Ainsi d’une décision du 25 janvier 2017, classée C par décision de la Cour elle-même, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une décision remarquable susceptible de constituer une jurisprudence ou d’éclairer par l’exemple la jurisprudence de la CNDA concernant d’autres cas similaires.

 

La décision de la Cour reconnaît le statut de réfugié à un homme d’ethnie nouba, l’un des grands peuples non-arabes originaires notamment du Kordofan du Sud et des Monts Nouba, au motif qu’il serait susceptible d’être persécuté à nouveau en cas de retour au Soudan, après avoir survécu à des attaques gouvernementales contre son village d’origine et un second village où il s’était réfugié. En effet, les motifs de la décision se fondent sur des rapports internationaux, selon lesquelles les autorités soudanaises ont ciblé, par des arrestations arbitraires et des exécutions extrajudiciaires, les civils nouba sur une base ethnique et en raison de leur sympathie imputée pour les mouvements rebelles du Kordofan méridional.

 



La CNDA, au sein de la décision du 3 décembre 2018, s’est encore fondée sur une série de rapports datant de 2004 (un célèbre rapport de Human Rights Watch qui a fait lumière sur l’un des grands crimes contre l’humanité du XXIème siècle) à 2018 (la 3ème édition du rapport sur les Darfouriens non-arabes, du Ministère de l’intérieur britannique) qui ont révélé le ciblage systématique de personnes d’ethnie Zaghawa par les RSF, sans distinction de genre, d’âge ou de statut de combattant ou de civil. Au terme de ces constatations, elle a reconnu le statut de réfugié à un homme Zaghawa originaire de l’État du Darfour Nord, le berceau historique du peuple Zaghawa.

 

Il s’agit d’ethnies « protagonistes » des rebellions au Soudan, mais la persécution d’autres ethnies non-arabes, notamment darfouriennes, en dépit de leur faible influence politique ou militaire a conduit la CNDA à reconnaître le caractère avant tout raciste des persécutions, et protéger ainsi des membres d’ethnie non-arabes darfouriennes en raison du constat des persécutions infligées à des Darfouriens non-arabes[2][3]. Le procureur de la CPI avait, en effet, cité plusieurs peuples darfouriens, plus modestes en taille ou en influence, comme ayant été atteints par des crimes contre l’humanité dans sa requête pour l’émission d’un mandat d’arrêt à l’encontre du dictateur Omar el-Béchir le 14 juillet 2008.

 

Identiques malgré le passage du temps, les évaluations de la situation sécuritaire au Soudan faite par le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) en février 2006 et en juin 2018 rapportent chacune le grave constat selon lequel les personnes d’ethnies darfouriennes non-arabes, en particulier lorsqu’elles sont originaires du Darfour, courent le risque d’être persécutée en raison de leur « race » au sens conventionnel ou de l’opinion politique qu’on leur imputerait.

 

Voyez plutôt :

 

Sudanese of “non-Arab” Darfurian background returning to Sudan face a heightened risk of scrutiny by the security apparatus. Furthermore, where internal displacement is a result of “ethnic cleansing” policies, denying refugee status on the basis of the internal flight or relocation concept could be interpreted as condoning the resulting situation on the ground and therefore raises additional concerns.
[…]
UNHCR therefore recommends that:
States provide international protection to Sudanese asylum-seekers from Darfur of “non-Arab” ethnic background 12 , through according them recognition as refugees […]
“Darfuris of non-Arab ethnicity who resided in Darfur prior to fleeing the country are likely to be in need of international refugee protection on account of their (imputed) political opinion, and/or for reason of race/ethnicity. They are presumed not to have an internal flight alternative in Sudan.”
Darfuris of non-Arab ethnicity whose established residence was in Khartoum or other locations in Sudan outside Darfur may be in need of international refugee protection depending on the individual circumstances of the case. They are reportedly presumed to support or be affiliated with armed rebel groups in Darfur and are therefore more susceptible to ill-treatment in connection with arrests in Khartoum. […]”

 

Au-delà de la guerre, la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés a trouvé à s’appliquer au cours des dernières décennies en raison des campagnes génocidaires des autorités soudanaises et des persécutions racistes infligées aux Soudanais d’ethnies non-arabes.

 

Un fascisme totalitaire – la dissidence imaginée, les persécutions réelles


Les acteurs de persécution

 

Parmi les bourreaux agissant au sein des autorités soudanaises, les services de sécurité et de renseignement tiennent lieu de premiers violons. Le National Intelligence and Security Service (NISS), renommé depuis la chute d’Omar el-Béchir General Intelligence Service (GIS) ont formé l’inlassable bras armé de la répression des opposants.


D’expérience de praticien, il ne s’agit pas d’un « classique » service de renseignement de gouvernement autoritaire.


Sans minimiser, un seul instant, la brutalité d’autres régimes dictatoriaux, la sauvagerie du NISS/GIS a fait l’objet d’une chronique méticuleuse de la part des organisations internationales, tant la gravité de la torture des détenus contrastait avec la légèreté du seuil auquel elle se déclenchait. L’organisation Waging Peace a dressé une typologie des victimes de torture qu’elle a pu recenser, allant de journalistes, de militants et manifestants, de participants à des veillées funèbres publiques, de simples passants de dix-huit ans, que même leur binationalité britannique n’a pu sauver ou encore, de Soudanais expulsés vers leur pays d’origine après l’échec de leur demande d’asile.

 

Les forces de sécurité, police, armée et RSF, bénéficient d’une impunité similaire. Il s’agit d’immuables auteurs de massacres de manifestants et des tenanciers des donjons carcéraux de la capitale. Ils sont désignés sous le nom de moushtaraqa. Les manifestants qui sont venus à bout du régime d’Omar el-Bechir marchaient au son des cris des forces de l’ordre : « tuez-le ».

 

Alaa Salah, 22 ans, meneuse de chants demandant la démission du dictateur
Alaa Salah, 22 ans, meneuse de chants demandant la démission du dictateur

L’État soudanais est armé pour la répression depuis des décennies et l’impunité manifeste des acteurs de persécution n’a jamais cessé, n’a jamais été remise en cause tandis qu’ils ont désormais plongé le pays entier dans le chaos.

 

La répression politique

 

Les autorités soudanaises trahissaient ainsi leur totalitarisme sanguinaire à l’encontre des Soudanais d’ethnies non-arabes, mais les persécutions pouvaient aussi frapper des Soudanais arabes, de Khartoum ou de grandes villes.

 

Les pratiques brutales des autorités soudanaises sous Omar el-Bechir s’appliquaient à la contestation politique, au journalisme et aux enquêtes d’organisations humanitaires.

 

Au cours des mois menant à l’élection générale soudanaise d’avril 2015, les autorités soudanaises ont réprimé à visage découvert l’expression de l’opposition politique, malgré le mandat d’arrêt émis contre Omar el-Bechir, malgré la surveillance d’organisations internationales, dont les Nations unies, de leurs agissements.

 

L’expulsion des observateurs internationaux et l’arrestation des militants locaux d’organisations humanitaires a signifié au pays le peu d’intérêt que les autorités soudanaises portaient au respect des droits humains mais également leur totale impunité. Dans une lettre ouverte du 3 septembre 2015, adressée au Conseil des droits de l’homme des Nations unies, de nombreuses associations ont exposé les arrestations répétées et arbitraires de militants s’étant simplement exprimé dans des réunions publics, ou l’expulsion de représentants des Nations unies qui enquêtaient sur les exactions de l’armée soudanaise au Darfour.

 

Cibles anciennes et privilégiées, les éditions de quatorze journaux ont été saisies et interdites de parution entre janvier et avril 2015, à quarante-deux reprises au moins.

 

Plus généralement, les autorités soudanaises ont fréquemment enlevé, torturé et tué de simples manifestants au cours de manifestations contre les mauvaises conditions économiques et l’autoritarisme du gouvernement. Amnesty International a recensé les pratiques du pouvoir soudanais et les persécutions encourues par des opposants de tout niveau en amont des élections de 2015.

 

Les manifestants qui ont fait tomber le président Omar el-Bechir ont été ciblé par les forces de sécurité qui ont ouvert le feu sur la foule à de nombreuses reprises et entrepris des arrestations arbitraires de masse jusque dans les hôpitaux. Après la chute du dictateur, les forces de sécurité qui s’étaient arrogées le pouvoir politique de transition, ont poursuivi la répression sanglante de l’opposition politique.

 

Des douzaines de corps ont été jetés dans le Nil à Khartoum après des fusillades de masse de manifestants par les RSF en poste dans la capitale en vue de réprimer les manifestants d’avril 2019.

 

Si les militants politiques et les personnes soupçonnées de sympathies défavorables aux autorités pouvaient bien entendu être appréhendées et torturées sans avertissement, il en allait de même pour les personnes accusées d’incartades bien moins politiques.

 

La répression pour des peccadilles

 

La répression frénétique des Soudanais de toute couleur politique et ethnique a débordé bien au-delà des frontières de l’opposition au gouvernement. Dans un tel État totalitaire et militarisé, la frontière au-delà de laquelle les autorités considéraient qu’un Soudanais devenait un traître à la patrie est terriblement fine.

 

Deux cas de figures emblématiques illustrent la fureur des autorités soudanaises, la persécution des migrants soudanais qui sont partis en Israël et la persécution des demandeurs d’asile infructueux, c’est-à-dire les Soudanais expulsés d’Europe et remis entre les mains des services de sécurité soudanais.

 

 

Les migrants soudanais partis en Israël

 

La relation entre Khartoum et Tel Aviv a beaucoup varié depuis la création de l’État d’Israël, au contraire des relations unilatéralement hostiles ou cordiales entre pays du monde arabe. Les liens ont oscillé entre des contacts diplomatiques ouverts, des accords secrets et une hostilité déclarée.

 

Israël a mené une guerre par procuration en finançant les groupes rebelles du pays à partir de 1967, afin de déstabiliser l’une des parties prenantes essentielles de la Mer Rouge tandis que le Soudan a rejoint l’axe anti-israélien à la suite de la guerre de Six-Jours. Le boycott soudanais d’Israël, établi par une loi de 1958, est demeuré en vigueur jusqu’à avril 2021. De son côté, Israël a progressivement considéré que les réfugiés soudanais risquaient d’être des espions et a refusé, entre 2004 et 2012, d’enregistrer les demandes d’asile soudanaises. Si les demandes d’asile soudanaises ont été acceptées, les pressions pour accepter les « retours volontaires » ont caractérisé le traitement des réfugiés soudanais qui parvenaient en Israël après une fuite périlleuse hors d’Égypte.

 

Sous la présidence d’Omar el-Béchir, les ressortissants soudanais avaient interdiction de mettre pied en Israël, sous la menace d’une condamnation à dix années de prison et des mauvais traitements assortis. Les observateurs des pratiques de l’asile ont progressivement relevé les dangers que le rejet et l’expulsion de demandeurs d’asile soudanais faisaient courir à ces derniers. Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides de Belgique, le ministère de l’intérieur britannique, ont mis en avant le risque encouru par les migrants renvoyés au Soudan par Israël, dès leur arrivée à l’aéroport, où le NISS les accueillait en connaissance de leur infraction.


Omar el-Bechir et le président français à Cannes en 2007
Omar el-Bechir et le président français à Cannes en 2007

Les crises économiques et du risque d’atteinte ou de persécution sous la dictature d’el-Béchir ont néanmoins poussé de nombreux Soudanais à tenter leur chance par de-là le Sinaï. Au départ de Khartoum, Israël se trouvait simplement être le pays le plus riche et relativement le plus proche du Soudan.

 

Human Rights Watch, « I Wanted to Lie Down and Die » - Trafficking and Torture of Eritreans in Sudan and Egypt, 2014 – Les Érythréens sont confrontés à des dilemmes et des épreuves similaires. Ils empruntent les mêmes voies vers Israël que les Soudanais.
Human Rights Watch, « I Wanted to Lie Down and Die » - Trafficking and Torture of Eritreans in Sudan and Egypt, 2014 – Les Érythréens sont confrontés à des dilemmes et des épreuves similaires. Ils empruntent les mêmes voies vers Israël que les Soudanais.

Le piège se referme sur les migrants expulsés d’Israël dès leur arrivée à l’aéroport, où le NISS a établi un centre d’interrogation et des geôles réservées à leurs proies. La torture est un outil de travail quotidien, à vocation punitive et destinée à extorquer de aveux controuvés d’espionnage, de trahison ou d’accusations dirigées contre d’autres détenus soumis à des procès fallacieux.

 

Il faut mesurer la sauvagerie de la pratique infligée à de simples travailleurs, pris entre l’enclume israélienne et le marteau soudanais au gré de leur fortune migratoire.

 

A ce titre, par une décision du 16 février 2017, la CNDA a reconnu les risques de persécution des réfugiés soudanais en raison des opinions politiques que leur imputeraient les autorités soudanaises en cas de retour dans leur pays d’origine et dès leur atterrissage à Khartoum, après un séjour en Israël.

 

 

Les demandeurs d’asile infructueux

 

L’analyse des craintes des migrants expulsés d’Israël s’inscrit dans le traitement généralement réservé aux demandeurs d’asile infructueux renvoyés au Soudan depuis les pays occidentaux.

 

« Infructueux » signifie tout simplement que leur demande d’asile a été rejetée. L’idée est apparue après le constat partagé, à nouveau, que les Soudanais expulsés hors d’Europe sont remis entre les mains d’un service de sécurité cruel et paranoïaque, qui déduit une traîtrise imaginaire du simple fait que ses ressortissants sont partis du pays dans des États considérés comme des ennemis.

 

La dangerosité de renvoyer des Soudanais au Soudan, s’il y avait le moindre doute sur la perception que les autorités de leur pays pouvaient avoir d’eux, a conduit à la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans deux célèbres arrêts A.A. c. France & A.F. c. France du 15 janvier 2015. Il s’agissait de deux Darfouriens non-arabes, dont l’un a vécu à Khartoum pour ses études. La CEDH estime que la décision d’expulser des deux requérants a conduit la France à porter atteinte à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) dans la mesure où l’expulsion d’une personne vers un pays de destination où elle est susceptible de recevoir un traitement inhumain et dégradant est constitutif d’une telle atteinte.

 

Dans les deux arrêts, la CEDH a estimé que le retour de Darfouriens ayant séjourné à l’étranger suscitait nécessairement « l’intérêt particulier », voire la « méfiance » des autorités soudanaises, ce qui contribue à l’identification d’un risque de subir une atteinte grave au regard de la réputation des services de sécurité soudanais présents à l’aéroport de Khartoum.

 

Des organisations humanitaires, des organismes d’analyse en géopolitique et des autorités européennes de l’asile ont aussi étudié la dangerosité du renvoi de demandeurs d’asile soudanais infructueux. Quelques mois avant la chute d’Omar el-Béchir, l’organisation non-gouvernementale Waging Peace a compilé sa recherche concernant le risque encouru par les Soudanais renvoyés dans leur pays dans un rapport de 2019, ainsi que ses conclusions au sujet des cas recensés et suivis de demandeurs d’asile infructueux en provenance de pays européens et du traitement qui leur a été réservé.

 

En particulier, Waging Peace a mis en avant la surveillance mise en place par le NISS dont faisaient l’objet les ressortissants soudanais à l’étranger, la violence et le caractère arbitraire des représailles qui pouvaient survenir dès l’arrivée à l’aéroport sur le fondement de plusieurs entretiens avec des acteurs sur place. Le rapport fait suite à une enquête du New York Times qui a interviewé, au Soudan, sept personnes expulsées par la France, dont quatre ont relaté les actes de torture subis à leur arrivée à Khartoum par le NISS.

 

Fondées sur les témoignages des victimes, de chercheurs spécialisés et d’acteurs sur place, les mêmes conclusions se sont répétées pour les expulsés d’Italie, du Royaume-Uni, de Belgique ou encore des Pays-Bas.

 

Le NISS et l’appareil sécuritaire soudanais n’ont reçu qu’une réforme cosmétique après la chute du président Omar el-Béchir. Dans une enquête de février 2020 menée par Mediapart et le collectif The Migration Newsroom, de nouveaux entretiens ont été menés auprès de demandeurs d’asile infructueux, renvoyés d’Europe et victimes de torture à leur arrivée. Waging Peace renouvelait son avertissement en juin 2022, affirmant ainsi que les demandeurs d’asile infructueux se voient imputés une opinion politique défavorable aux autorités du simple fait d’avoir cherché à se prévaloir du statut de réfugié autre part.

 

En filigrane, les enquêtes citées ci-dessus tracent le contour la complicité des autorités françaises, israéliennes ou européennes avec les tortionnaires du NISS. En effet, les personnes qui remettent les réfugiés aux autorités soudanaises sont, concrètement, l’escorte policière de l’expulsé. Les autorités européennes ont longtemps chercher à collaborer avec les autorités soudanaises pour enrayer les flux migratoires et faciliter la déportation des réfugiés soudanais à tel point que la police soudanaise se trouvait en Europe afin de dépêcher les expulsions comme l’a évoqué l’article du New York Times susmentionné.

 

L’Union européenne avait ainsi versé deux cent millions (200 000 000) d’euros au régime d’Omar el-Bechir dans le cadre du financement de la police aux frontières soudanaises ou de réformes judiciaires destinées à poursuivre les passeurs. Non seulement le déshonneur est d’une ampleur horrifiante, mais il est, de plus, payant.

 

 

Des réfugiés et des hommes – mon expérience en tant qu’avocat

 

Le désintérêt qui entoure les crises, les guerres et la demande d’asile soudanaises est frappant. A titre personnel, le refus de reconnaître les craintes conventionnelles de persécution de Soudanais d’ethnies non-arabes ou des personnes qui ont pu participer à des manifestations est choquant, mais surtout, il est souvent fondé sur un refus de prendre entièrement en compte l’ampleur du totalitarisme des autorités soudanaises.

 

Les alertes concernant le danger encouru par les Soudanais expulsés n’ont jamais cessé. La soif de sang des forces de sécurité sous toutes leurs moutures s’est cristallisée par cette terrible guerre civile, mais les acteurs responsables des persécutions passées sont toujours au pouvoir. Le Général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemedti », est à la tête des RSF depuis des décennies, notamment au cours des massacres et génocides au Darfour. Le général Abdel Fattah al-Burhan est un cadre historique de l’armée soudanaise et un ancien homme de confiance du dictateur Omar el-Bechir. Les deux sont les responsables du coup d’État du 25 octobre 2021 et de la fin du gouvernement civil.

 


J’ai rencontré des hommes qui essayaient de guérir en silence de la torture et de l’injustice d’avoir été persécutés pour des broutilles, par racisme, ou à cause de l’endroit où se situait leur maison avant que leurs familles, leurs villages ou leurs quartiers disparaissent.

 

On n’avait reconnu ni les atteintes subies, ni les craintes de persécution en cas de retour en dépit de rapports clairs sur les épreuves qu’ils ont traversées sur place, sur les risques mille fois avérés qu’encouraient les demandeurs d’asile soudanais infructueux ou les Darfouriens non-arabes, originaires de Khartoum ou du Darfour, lorsqu’ils étaient remis entre les mains des autorités soudanaises.

 

Je sais, par ailleurs, que leurs craintes étaient bien fondées parce qu’en les amenant, pour certains, chez un médecin légiste, on a pu faire constater des séquelles de lésion qui ne pouvaient vraisemblablement s’expliquer que par la torture.

 

La Convention de Genève de 1951 trouve entièrement à s’appliquer aux réfugiés soudanais. Au-delà de la situation de conflit armé, il faut davantage reconnaître le statut de réfugié aux Soudanais qui fuient aujourd’hui le pays.

 


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[1]          CNDA 3 décembre 2018 M. D, n° 17014903 C

[2]          CNDA 6 janvier 2020 M. I. Y., n° 19008898

[3]          CNDA 26 février 2021, M. M, n° 20042852

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Publié en 2023 et mis à jour par Me Franck Conroy.

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